Vincent Borel : Mille regrets




MILLE REGRETS. Foisonnant, picaresque, le romande Vincent Borel retrace, sur fond de lutte de pouvoirs entre Charles Quint et Soliman le Magnifique, le destin de trois personnages échappés des galères par la grâce d'un naufrage. Rachetés par le bey d'Alger en 1541, ils connaissent des fortunes diverses. Nicolas Gombert, chantre châtré élève du grand Josquin Desprez, se convertit, un temps, à l'Islam. Son compagnon d'infortune, Garatafas, le beau Turc, favorise la conception de l'héritier impérial à l'occasion d'une scène de séduction digne des Mille et Une Nuits et le pauvre Sodimo di Cosimo, graveur virtuose, devient prisonnier - et travesti - dans une tribu nomade. Mille Regrets, la chanson de Gombert tatouée sur la peau de Garatafas, est au cœur d'un véritable roman d'espionnage. Les trois compères rejoignent à Ratisbonne un Charles Quint déjà en fin de règne. Ils croisent Hernan Cortés, Barberousse, Benvenuto Cellini, Andrea Doria et quelques autres figures d'un XVIe siècle qui fait écho à notre XXIe siècle naissant, gros d'humanisme généreux comme de violences religieuses. Pour observer la vaine agitation des hommes, les dieux sont au balcon. Enchâssant les récits avec brio, Vincent Borel met en scène Allah, Yahvé et Dieu le Père qui, flanqués de divinités antiques, ripaillent et échangent des propos désabusés... Tout ne se termine pas exactement en chansons... mais c'est bien comme une magnifique tentative de déjouer les intégrismes qu'on peut lire Mille Regrets. A la manière d'un roman comique.




1541. L'époque est celle des lendemains de l'Inquisition et du surgissement des hérésies modernes, Luther en tête ; chaos des grands empires craquelants d'une planète enfin circonvenue, déjà aux prises avec ses déséquilibres économiques. L'Amérique est découverte, les trésors circulent à la surface des océans, les puissants s'entredéchirent avec une foi mordante, au gré des revers d'alliances. Époque où il s'agissait plutôt de s'arranger les faveurs de son Dieu (ou échapper à son courroux), que de chercher la mise en oeuvre de son libre arbitre par la vertu d'une conscience éveillée et le système lui-même savait jouer sur ces peurs. Charles Quint vieillissant, François Ier le versatile, Soliman dépêchant son corsaire Barberousse sous haute surveillance, Henry VIII en toile de fond tactique les protagonistes de la scène terrestre avancent leurs pions sous couvert de religiosité. Prémisse de notre monde d'aujourd'hui ainsi que Vincent Borel nous le suggère malicieusement, n'hésitant pas à baptiser le raïs " le plus acharné " de Barberousse Alcaïda, découvreur et poseur de bombe avant l'heure.
Au sein de ce carcan de croyances, trois hommes ballottés par les flots à bord d'une galère sont ainsi soumis aux caprices des dieux réunis en une " Organisation des nés uniques ", dite ONU deus ex machina savoureux qui place d'emblée Vincent Borel sous la protection d'Homère et de sonIliade. Lorsque la fantaisie divine les délaisse, c'est pour qu'ils redeviennent le jouet de leurs représentants sur terre rois, papes, empereurs et commandeurs des croyants. Ne leur reste plus qu'à tenter de forger un espace dans lequel la dignité de l'homme serait l'ultime rescapée d'un naufrage collectif. Face aux instruments de contrôle des volontés, s'oppose l'acte orphique de renoncement et d'amour qui conduit, par la seule voix de la sincérité à trouver en soi le courage de les braver. S'élèvent alors Tous les regrets, Je puis bien regretter, Sur tous regrets, et enfin Mille regrets, chants conçus par maître Josquin pour divertir l'empereur, repris par son élève devenu chantre châtré maître de la chapelle impériale, et qui serviront de réconciliation avec le bey d'Alger. Les regrets ainsi célébrés deviennent le lien qui réunit les hommes, toutes conditions confondues, dans la même aspiration à transcender le chagrin et l'impuissance. Peu à peu, ces Mille regrets s'imposent en ars perfecta, celui du coeur souffrant ; à l'origine une " arme(...) et alors ils se dressèrent dans sa tête comme la verge d'Aaron ", ils finissent par s'offrir, tel un psaume, en baume à l'empereur perclus. Ultime recours que celui de la célébration, y compris de celle de la fragilité, pour redonner force de vie.
Celle-ci s'inscrit dans un univers terrible, truculent, chatoyant, où Vincent Borel renvoie dos à dos, avec un humour dévastateur mais raffiné, toutes les ignorances nées des certitudes, qu'elles surgissent de subtiles études ésotériques comme de la foi du charbonnier, ou encore de calculs politiques élaborés. Au service de son dessein car dessein il y a dans ce roman moderne aux allures de fresque historique une langue charnue, drue, réinvente la fable épique, tour à tour précieuse et familière, se jouant des attentes du lecteur ; " La chiourme est en brochette sur les rames, en canapé sous les poutres. Le château arrière, arraché du reste de la galère, s'enfonce avec un Figueroa cloué par ses bottes aurifères au plus haut du pont. Gombert, insubmersible adiposité, ballotte vers une plage rocailleuse où Garatafas, nageur émérite, a déjà traîné un Sodimo qui s'est accroché à lui plus fermement qu'une moule à son rocher. " On voudrait une tonalité qui perdure dans la phrase, quand celle-ci, ingénument, bascule, pour mieux nous faire entrevoir les limites de ces espoirs. L'impermanence s'insinue au travers du souffle, nous laisse suspendu, en émoi de l'harmonie contenue dans une séquence ramenée à sa nature éphémère, et humaine. (excellente critique emprunté au blog" la matricule des anges")

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